Dans les sociétés africaines, plusieurs phénomènes naturels sont entourés de tabous sans aucune explication rationnelle. Au nombre de ces phénomènes, on note l’usage de la main gauche qui est généralement perçu comme un mauvais signe surtout quand c’est chez une fille. Ainsi, ces tabous qui entourent l’usage de la main gauche chez les filles sont parfois renforcés par la religion, poussant à un changement forcé de main. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la vie de ces enfants.
Emile SINGBO
« Purement gauchère, j’ai été bien chicottée et punie jusqu’en classe de Ce2 », affirme tristement Karama, une jeune fille titulaire d’une licence en espagnol. Ainsi, naître gauchère dans la société béninoise est perçu dans certaines traditions comme un porte-malheur. Pour cela, certains parents, dès le bas âge de la jeune fille, se livrent à toutes les techniques possibles pour empêcher l’enfant d’utiliser la main gauche. Selon Tamimou Sidi Ali, imam de la mosquée Ankidosso à Parakou, le prophète dit, « une personne qui s’entête à boire ou à manger avec la main gauche partage sa nourriture avec Satan. Celui qui s’entête à utiliser la main gauche refuse d’abord de croire à ce que le prophète a dit, et deuxièmement il est l’adepte de Satan, il est le disciple de Satan, il fait la volonté de Satan… Parce qu’il y a un hadith qui dit que Satan mange avec la main gauche et boit avec la main droite ». Dans la tradition Baatonu, « la femme bariba, quel que soit ce qu’elle fait, la main gauche est carrément interdite dans son ménage. Donner de l’eau à son mari, laver les bols ou préparer avec la main gauche est interdit parce que la main gauche est vue comme un déchet dans la tradition Bariba », souligne Alassane Ouaba. Plus loin, il ajoute, « traditionnellement, quand on prépare avec la main gauche, ça veut dire que toi, l’homme, tu es rentré dans un mauvais temps. Cette journée-là est perdue. Tout ce que tu as mangé comme incantation pour te protéger est annulé. C’est pourquoi, quand la femme prépare avec la main gauche, ne mange pas. Cette femme veut te diminuer. » Dans la même veine, A. Trongnon, adepte de la divinité Thron affirme, « quand moi, je vous donne quelque chose avec la main gauche, c’est que j’ai saisi la chose à jamais. Or, lorsqu’on saisit quelque chose à jamais, ça peut être des choses malheureuses… C’est pour dire que j’ai mis la chose dans la main gauche et que je ne vais jamais oublier. »
Des allégations sans fondement
Docteure Nadège Akpona, anthropologue et spécialiste de la gestion des ressources naturelles, des représentations sociales et enseignante à l’Université de Parakou voit en ces allégations des superstitions non fondées. « Les gauchères sont des êtres qui sont connotés de beaucoup de perceptions. Mais scientifiquement, ces perceptions ne sont pas justifiées. Socialement et anthropologiquement, ce sont des perceptions liées peut-être aux expériences que les gens ont eues et qui accompagnent le vivre-ensemble. »
De son côté, le Révérend-Apôtre Gaétan Hounnanou, pasteur des Eglises Evangéliques Assemblée de Dieu (Ad), en mission à Parakou, s’appuyant sur les évangiles synoptiques Matthieu, Marc et Luc, cite un récit de Jésus que l’on retrouve dans Matthieu 25 : 33-36 et en déduit, « eu égard à ces références scripturaires, toute la confusion s’est installée. D’aucuns, à cause de leur aveuglement scripturaire, ont systématiquement stigmatisé les gauchères, les caractérisant de personnes incarnant le mal, la faute, le vice, le péché, le malheur, etc. Par ailleurs, au nom de la civilisation, les hommes ont admis que seules les droitières pouvaient faire l’aumône, bénir, saluer, écrire, etc., et cela à cause des règles de bienséance et d’acceptation en société. Toutefois, le Seigneur Jésus ne parlait pas sous cet angle, mais plutôt de personnes ayant choisi de faire le bien ou le mal. De plus, dans l’histoire biblique, le Seigneur s’est servi de plus de sept cents personnes gauchères, toutes benjaminites, afin de sauver son peuple (cf. Juges 20.16). »
Usage naturel de la main gauche, un don
Les détracteurs sont encore loin de sonder la puissance et le côté imprévisible des gauchères. « Être gaucher rend l’individu ou l’enfant spécial et extraordinaire. Comme l’a écrit un auteur : « si la gauchère ou le gaucher était un tas pour la société, ils auraient disparu à la faveur de l’évolution », dixit Véronique Gnonlonfin, psychologue clinicienne à Kandi. « Scientifiquement, il paraît que les gauchères sont des gens très intelligents, des gens qui réussissent. On a de grandes figures internationales, Obama est gaucher, Bill Clinton est gaucher, ainsi qu’un certain nombre de femmes. Des femmes de pouvoir qui réussissent avec une carrière scientifique énorme », précise la sociologue. De même, « on dit souvent que les gauchères réussissent facilement les études ; ce sont des gens qui ont de belles écritures, qui captent vite et qui ont des destins exceptionnels », ajoute-t-elle. Pour elle, avoir une fille gauchère serait merveilleux. « Dans la religion Thron, si on veut prier, la kola qu’on donne à notre Thron, on ne la donne pas avec la main droite. C’est avec la main gauche qu’on transmet nos messages pour que nos prières puissent être acceptées », déclare Trognon Anago Akouta, adepte du Thron à Porto-Novo.
À en croire Alassane Ouaba, les gauchers sont utilisés pour d’autres fins plus nobles dans la tradition Baatonu. « Quand on parle des gauchers, on les utilise pour certains secrets. Un gaucher, c’est quelqu’un à qui on donne au moins un trône dans la famille royale… Donc le gaucher, c’est un guerrier, c’est un invincible », a-t-il confirmé.
Le changement forcé de main, un drame silencieux
Poussés par les stéréotypes négatifs que la société attribue aux gauchères, certains parents soumettent ces enfants à plusieurs sévices pour contraindre ces derniers à abandonner l’usage naturel de la main gauche. C’est plus tard que les dégâts de ce changement forcé se constatent dans la vie de ces âmes innocentes. « L’usage forcé et presque exclusif de la main droite peut entraîner des difficultés d’adaptation, le bégaiement, une pression cognitive, des troubles de l’attention, des difficultés langagières, des troubles d’apprentissage écrits, des troubles de lecture, de la maladresse avec les mains, de l’anxiété, des troubles de l’estime de soi, des difficultés d’acceptation, surtout pour les filles dans certaines belles-familles, etc. », explique la psychologue clinicienne. D’après cette dernière, l’usage de la gauche n’est pas une fantaisie. C’est scientifiquement prouvé. « Selon certaines études scientifiques, ceci est lié à l’usage des hémisphères du cerveau humain la fonction pragmatique des droitiers se trouve dans l’hémisphère gauche, tandis que chez les gauchers, elle peut se situer à droite, à gauche ou bien dans les deux hémisphères », a-t-elle renchéri. « Il aurait été plus facile de travailler avec la main gauche. Mais quand vous la changez, parfois vous amenez un enfant qui est appelé à être surdoué à devenir limité, ou bien un enfant qui avait des capacités énormes à perdre confiance en lui, à perdre un certain nombre d’aptitudes qu’il aurait eues si vous lui aviez laissé utiliser la main gauche », précise Dr Nadège Akpona.
Ainsi, il est bien clair qu’être gaucher n’est pas chose facile surtout quand il s’agit d’une femme. Et pourtant, tous reconnaissent qu’aucun enfant ne choisit volontairement sa main de prédilection. Il revient donc à chacun d’aller au-delà de ces préjugés en acceptant chaque enfant avec ses spécificités. C’est d’ailleurs ce qui justifie la consécration des 13 août de chaque année depuis 1976 à la célébration des gauchers dans le monde afin de lutter contre ces préjugés nocifs qui ravagent cette minorité.